Le Ramadan, avec ou sans confinement, est aussi un temps béni pour les séries dans le monde arabe et les abonnés de leurs programmes en Europe. Celle qui cartonne ces jours-ci à la télévision égyptienne s’appelle « The End ». Dans le premier épisode de cette fiction qui se déroule en 2120, un enseignant raconte à ses élèves celle, pas vraiment heureuse, de l’Etat d’Israël. Produit par le studio Synergy qui, selon l’agence de presse Associated Press, n’a rien d’une officine clandestine mais serait proche de la présidence, le feuilleton fantasme la destruction du pays par « une guerre de libération de Jerusalem » et la fuite des survivants vers « leurs pays d’origine en Europe ». Quid des juifs orientaux chassés des pays arabes et des millions nés en Israël, les plus âgés avant même sa création ? Mystère. Réduits en poussière probablement.
Cette perspective, aussi douce qu’un beignet de ramadan au cœur du réalisateur, Amr Samir Atif, se situerait une centaine d’années après la fondation de l’Etat hébreu, soit vers 2048. L’artiste plaide pour la totale cohérence de son œuvre : « C’est un futur possible en l’absence d’une paix véritable et d’une stabilité réelle dans la région… » Une analyse plus proche de la propagande des ayatollahs de Téhéran que de la réalité du Caire, qui a signé en 1979 un traité de paix avec Israël, à la suite des accords de Camp David. Bien sûr, le ministère israélien des Affaires étrangères a immédiatement protesté ce dimanche 26 avril, mais les réactions officielles égyptiennes se font attendre. Une affaire compliquée : un fossé sépare le sentiment populaire égyptien et la politique du président Abdelfattah al-Sissi, qui entretient d’excellents rapports avec Israël.
LE « THÈME JUIF », UN SUCCÈS ARABE GARANTI
En réalité la diffusion des feuilletons de ramadan à thème juif dans le monde islamique reflète toujours un moment socio-politique. En 2015, un autre spectacle, aux antipodes de la série actuelle, avait eu les honneurs de la télé égyptienne. Intitulé « Haret al Yahoud », « le quartier juif », il chantait l’harmonie perdue- et largement fictive- entre juifs et musulmans. Une histoire d’amour, située de 1952 à 1956, mettait en scène Ali, un jeune colonel, et Laila, une jeune juive. Les méchants étaient alors personnifiés par les Frères musulmans car on était encore dans l’euphorie du début de règne du maréchal Sissi. En 2012 au contraire, au lendemain de la révolution, alors que l’islamiste Mohamed Morsi accède à la présidence, la chaine Al Tahrir rediffuse une série venimeuse de 2002, « Le cavalier sans monture ».
Une version cairote des Protocoles des sages de Sion, le célèbre faux antisémite sur le complot juif mondial élaboré à l’ère tsariste. En 2013, le feuilleton « Khaybar », une production du Qatar, diffusée aussi en Egypte, en Algérie et dans les émirats arabes unis, exalte « la traitrise juive » autour de l’épisode coranique de l’oasis juive de Khaybar, qui a résisté à Mahomet. Le slogan « Juifs, souvenez-vous de Khaybar ! » est régulièrement scandé en arabe par les groupe salafistes, à Paris, dans les manifestations pro-palestiniennes.
ENTRE LA HAINE ET LA NOSTALGIE
En remontant le temps, on trouve en 2005, en Jordanie, le feuilleton « Al Shatat », « Diaspora », qui, sans surprise, reprend encore des éléments des Protocoles des sages de Sion pour expliquer les débuts et l’expansion du sionisme entre 1812 et 1948. L’imagination antisémite n’est pas très fertile. En 2004, en Iran, les Israéliens sont montrés comme des trafiquants d’yeux palestiniens dans « les yeux bleus de Zahra ». En 2007, divine surprise : un épisode réel, peu connu, de l’occupation nazie à Paris mettant en scène un diplomate iranien est romancé avec un succès fou. Abdol Hossein Sardari avait effectivement sauvé des centaines de juifs en distribuant des passeports iraniens. Le feuilleton imagine le héros amoureux d’une juive française. Le public iranien adore. Ce qui n’est pas surprenant : l’antisémitisme n’est pas un phénomène spontané et populaire ancré au cœur de la société iranienne. Pas plus que la haine d’Israël. Au contraire. Les manifestations de fin 2018 à travers la république islamique ont du reste montré l’exaspération vis-à-vis du soutien financier du régime au Hezbollah et au Hamas.
Enfin, en ce même ramadan 2020, une autre série déchaine les passions. Elle n’attise pas la haine mais tente de décrire avec sincérité le sort d’une infirmière juive turque, réfugiée, ballotée entre l’Iran et l’Irak, et qui s’installe finalement à Bahrein. « Oum Haroun », « La mère de Haroun », diffusée sur la grande chaine MBC, a ses partisans et ses détracteurs qui menacent l’interprète principale, une artiste koweitienne. Ainsi, d’un bout à l’autre du monde musulman, le regard porté sur les juifs souligne, selon les circonstances, leur humanité ou joue la déshumanisation totale. Cette mise en scène raconte les pulsions profondes, aisément manipulables, comme la tentative de rationalité fraternelle. L’Egypte, aujourd’hui en plein « syndrome de la dictature » pour reprendre le titre du prochain livre de l’écrivain Alaa al Aswany, renoue, hélas, en ces jours de misère confinée, avec les pires fantasmes du malheur arabe.
Par Martine Gozlan / marianne (lien)
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